Le colosse de Memnon
Erigés il y a plus de trois mille ans sur les rives occidentales du Nil, les Colosses de Memnon gardent l’entrée du Temple des Millions d’Années, un opulent lieu de culte construit par le pharaon Amenhotep III. Ces deux géants de pierre représentaient à l’origine le pharaon lui-même, solennellement assis, le regard tourné vers l’est, vers le soleil levant. Le temps, le sable et les guerres ont partiellement effacé la splendeur de ce site religieux. Les deux sculptures, polies depuis des siècles, avaient déjà perdu toute référence au pharaon de l’Antiquité, si bien que les Grecs anciens les interprétaient comme deux portraits de Memnon, le mythique héros troyen, fils de la déesse de l’aurore Eos, tombé au combat aux mains du grand Achille. Des sources anciennes rapportent qu’un bruit décrit comme une véritable voix sortait du colosse de droite à l’aube. Ce phénomène étrange, dû en fait à l’effet des changements de température sur la pierre, a été interprété comme le salut de Memnon à sa mère Eos. Selon la mythologie grecque, la déesse, désespérée par la mort de son fils, plaignit Zeus qui lui accorda d’entendre la voix de son fils tous les matins aux premières lueurs du jour.
Au XIXe siècle, le colosse parlant de Memnon, qui se réveille le matin pour se lamenter sur son amour pour sa mère et replonge dans les ténèbres de la nuit, a inspiré de nombreux artistes. De Novalis à Schubert, qui mit en musique un poème de Johann Mayrhofer, cette sculpture devint le symbole de la poésie romantique, de la beauté opposée aux ténèbres de la mort. C’est à la lumière de cette lecture romantique du colosse de Memnon que l’on peut apprécier pleinement cette aquarelle de Georg von Rosen, où la figure solitaire du colosse parlant est plongée dans la nuit du désert, éclairée par la lumière scintillante des étoiles et la lumière pâle de la lune qui découpe sa silhouette noire. Le ciel et le paysage se reflètent dans quelques flaques d’eau que le Nil a oubliées en se retirant dans son lit, où s’abreuvent désormais les animaux. Memnon regarde vers l’est, attendant que l’aube vienne le réveiller pour retrouver brièvement sa mère, comme dans le poème de Mayrhofer : « Oh d’être unie à toi, déesse du matin / et, loin de cette vaine agitation /briller comme une étoile pâle et silencieuse /des sphères de la noble liberté et de l’amour pur ».
Georg von Rosen a réalisé cette aquarelle en 1869, quelques années après son voyage en Égypte, en Palestine, en Grèce et en Asie mineure. Nous connaissons également une autre version de ce sujet, moins intense avec une lune plus basse partiellement cachée derrière la montagne. Conscient de la notoriété de la sculpture parlante, Rosen a choisi le colosse de droite, créant ainsi une image mystérieuse qui montre son talent d’artiste, capable de jouer avec la lumière et d’évoquer toute la fascination d’un fait historique. Jamais anecdotique, Rosen parvient toujours à inclure dans ses compositions des éléments qui parviennent à toucher les émotions du spectateur. Ici, l’idée de représenter le colosse de nuit, dans l’instant qui précède son légendaire réveil.
Georg von Rosen est né à Paris en 1843, fils du comte Adolf Eugène von Rosen qui avait été consul général en Suède. En 1855, il commence sa formation à l’Académie des beaux-arts de Stockholm. Il s’intéresse particulièrement aux sujets historiques liés à l’histoire et à la mythologie nordique, traités dans un style qui n’épargne aucun détail et avec une lumière rappelant la tradition flamande. La première œuvre avec laquelle il se fait connaître est l’Entrée à Stockholm de Sten Sture en 1471, où il peint avec le goût d’un illustrateur un Stockholm médiéval avec des ruelles étroites et des maisons abîmées. En 1862, il visite l’exposition universelle de Londres et découvre l’art d’Hendrik Leys dont il reprend le goût flamand pour la lumière. Après le voyage susmentionné en Égypte, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Grèce, il rentre en Suède, chargé de notes et de croquis. Son art est très apprécié par la bonne société suédoise, il reçoit une pension de la couronne et devient membre de l’Académie royale de Stockholm où il sera professeur à partir de 1880. Il est également connu en Europe et en France, où il entretient des relations avec Edouard Manet, qui loue l’atelier de Rosen à Paris pendant une courte période entre 1878 et 1879. Ses œuvres sont conservées au Nationalmuseum de Stockholm, au Gothenburg Museum of Art et dans plusieurs collections publiques.