Satan par Jean-Jacques Feuchère (1807-1853)
Sujet emblématique de l’apogée du Romantisme français, notre Satan, loin d’être une créature monstrueuse ou repoussante, a une apparence très humaine, un corps musclé et un visage dont la tristesse pensive suscite la pitié plus que la réprobation. Il est assez proche de l’image qu’en donne Delacroix dans un dessin de 1827, Méphistophélès dans les airs (Paris BNF), destiné à illustrer le Faust de Goethe. Assis, enveloppé dans ses ailes, la tête penchée, il appuie son coude gauche sur la cuisse, le menton posé dans la paume de la main, et tient son épée brisée dans la main droite. Sa pose s’inspire dans doute de la célèbre gravure de la Mélancolie de Dürer, dont l’artiste possédait un exemplaire. Feuchère y adjoint un sens décoratif du détail, rivalisant avec les gargouilles médiévales : front surmonté de cornes, nez crochu, oreilles démesurées, pieds griffus, sorte d’épine dorsale…
Initialement conçu comme une garniture de cheminée, où Satan est placé au centre, entre deux vases en forme de chauve-souris, Feuchère présente le modèle en plâtre au Salon de 1834 (n° 2243), et la petite version en bronze au Salon l’année suivante (n° 2037). Le petit modèle figure également à l’exposition Centenaire de l’Art Français en 1900 (l’exemplaire aujourd’hui conservé au musée de Douai).
Dans son compte rendu du Salon de 1834, illustré par le dessin de Satan par Feuchère, le peintre et critique d’art Alexandre-Gabriel Decamps en fait l’éloge (cf. art. cit. Le Musée, 1934, p. 74) : ‘(…) parmi tous les anges et démons, il y a une figure qui mérite incontestablement une attention particulière à cause de son caractère original dont elle a été empreinte, à cause de la nouveauté de sa composition et du travail consciencieux avec lequel elle est rendue. C’est Satan de M Feuchère, une personnification, pleine de vigueur et de passion, du mauvais génie aux prises avec son impuissance’.
Figurant sur la couverture d’une des grandes expositions de référence de la sculpture du XIXe siècle, ‘The Romantics to Rodin’, auquel le Penseur de Rodin fait pendant au dos du catalogue, le bronze de Feuchère occupe une place importante dans la sculpture romantique et illustre ainsi son influence sur l’œuvre de Rodin.
Les sujets sataniques étaient très prisés par les artistes du Romantisme des années 1830, puisant leurs sources dans les écrits littéraires comme L’Inferno de Dante (1303-1321), le Paradis perdue de Milton (1667), ainsi que le Faust de Goethe (1808), inspirant les artistes de l’époque pour leurs compositions comme Delacroix pour son Méphistophélès (1827), Jean-Jacques Flatters (1827), Marochetti (1831) et Duseigneur (1831) pour leurs sculptures.
Le Paradis perdu réédité en français en 1805 et dont Chateaubriand donna une traduction, semble être ici la principale source du sculpteur. Dans le chant IV, le poète décrit Satan après la chute, ange déchu qui a tout perdu en voulant défier Dieu, en proie au malheur et au doute, il songe avec amertume à sa grandeur passée. Le Satan de Feuchère l’illustre parfaitement. Le regard baissé, se rongeant les doigts, plongé dans un abîme de réflexions, il semble se protéger dans ses ailes repliées. Ses ailes immenses accentuent son isolement. Satan symbolise l’homme failli, plongé par la chute originelle dans le dénuement et la solitude, mais aussi la part d’ombre qui sommeille en chacun d’entre nous. Plus encore, Satan s’apparente à l’artiste lui-même, qui par ses œuvres défie le Créateur, mais connait en retour le doute perpétuel. A l’instar de l’ange rebelle, les artistes romantiques se sentent comme les parias de la société : leur génie supérieur les isole d’un monde qui ne peut les comprendre. Dans un dessin de 1843, Dante composant la Divine Comédie, Feuchère représente le poète dans une posture très similaire. L’œuvre aura une descendance prestigieuse avec l’Ugolin de Carpeaux (Paris, musée d’Orsay) et le Penseur de Rodin (Paris, musée Rodin).
On connait plusieurs exemplaires du Satan, principalement en bronze, les plâtres beaucoup plus rares. Le goût pour les petits bronzes d’édition se développe dans les années 1830, ce commerce devenant florissant, Feuchère, issu d’une famille de bronziers, participa à cet engouement. On retrouve ainsi ces bronzes au LACMA (Los Angeles), au musée de la Vie Romantique (Paris), au musée des Beaux-Arts de Belgique (Bruxelles).